Je suis là. Assise. Je suis là, assise sur mon divan. En cet instant, la chaleur et le confort habituels de ce meuble me sont étrangers. Il est brun, usé et froid. L’air autour de moi semble figé, telle de la glace. Je suis là, mais je ne sais pas depuis combien de temps. Je fixe mes mains sans savoir pourquoi. Je fixe mes mains puisque je ne sais pas quoi fixer d’autre.
Mes mains; elles sont blanches, minces et frêles. Ces mains qui travaillent fort au quotidien, sans ne jamais s’arrêter. Ces mains qui ont décroché le téléphone plus tôt dans la journée et qui ont accepté cet appel fatidique.
- Bonjour, puis-je parler à Madame Ladouceur ?
Cette voix, je pourrais la reconnaître entre mille. Cette voix qui hante mes cauchemars depuis des mois. Cette voix qui m’a guidé tout au long d’un processus lourd et ardu.
- Bonjour docteur, c’est bien moi.
Je ne voulais pas m’annoncer. Je ne voulais pas répondre à cet appel masqué. Cependant, j’étais consciente que ce moment allait finir par arriver. C’était inévitable…
- J’aimerais vous rencontrer prochainement afin de parler de votre nouveau diagnostic ! La secrétaire vous appellera au courant de la semaine afin de prendre rendez-vous. Cela vous convient-il ?
Est-ce que cela me convient ? Quelle drôle de question ! Si cela me convient ? Demanderiez-vous à un cancéreux en phase terminale s’il est content de ses derniers résultats? Cela ne me convient pas du tout d’avoir un nouveau diagnostic. Cela ne me convient pas d’avoir une nouvelle étiquette pour décrire ma santé mentale ! Un nouveau boulet à trainer.
- Bien sûr, je lui réponds, je vais attendre son retour.
Il n’y avait rien à ajouter à cette conversation, seulement un autre diagnostic.
Je suis là, assise sur mon divan, dans l’attente. J’analyse mes mains et fixe le téléphone en alternance. J’espère que la dame en question prendra le temps de m’appeler aujourd’hui. Le supplice doit cesser. C’est insoutenable.
Prenant mon mal en patience, j’essaie de me calmer. J’allume une chandelle aromatisée à la cerise et je tente de bien respirer. Je regarde la flamme et le feu tourbillonnant. J’ai l’impression de revivre la même scène que jadis. Dans mon enfance.
Ma mère est venue à tous les rendez-vous. J’étais jeune. Trop jeune. Trop jeune pour comprendre que ma santé mentale était différente des autres, mais assez vieille pour comprendre que ma vie allait changer.
Nous étions assises. Toutes les deux. Ma mère tenait ma main dans la sienne. Sa grande main chaude. Sa main réconfortante, son âme présente et son cœur gros. Elle semblait vouloir m’encourager, mais elle continuait de fixer le mur beige derrière le professionnel.
- Madame, après plusieurs évaluations, nous avons déterminé que votre enfant SOUFFRE d’un trouble anxieux généralisé…
Évidemment ! C’était une évidence pour ma mère. Une évidence pour moi. En fait, c’en était une pour tout le monde. Néanmoins, le seul mot qui m’a accroché, du haut de mes sept ans : SOUFFRE.
Souffre
Souffert
Souffrir
Je ne comprenais pas entièrement la situation. Est-ce que j’étais malade ? Est-ce que je souffrais vraiment ? Où était cette blessure ? Sur mon bras, sur mon genou, sur mon épaule ou dans mon cœur ? Je ne trouvais pas cette blessure.
J’étais trop petite pour comprendre où était située la source de mon mal, mais assez grande pour comprendre qu’effectivement, j’en souffrais. La plupart du temps, j’étais paralysée. Aller à l’école m’était horrible. Côtoyer les autres élèves était un châtiment digne de l’enfer. Sortir de la maison m’était insoutenable.
Je me sentais seule, brûlée, comme une chandelle.
J’ai grandi avec cette anxiété. Elle apparaissait à tout moment. Je ne voulais pas continuer de vivre dans cette situation. Ma mère m’aidait et me couvait beaucoup. J’étais fragile mentalement. Comme un feu offert au vent.
J’en ai vu des spécialistes. Une tonne et une caisse. Une pelletée de terre en entier. J’en ai vu du monde me fixer et me poser les mêmes questions à répétitions sur le même ton. J’ai essayé des méditations. J’ai essayé de la médication. Puis, j’ai même essayé une gamme de respirations.
Toutes les thérapies possibles étaient inscrites sur le calendrier familial du frigidaire. Je devais être soigné.
Souffrir
Souffert
Souffre
Après quelques années, je me suis habituée. J’ai trouvé mes repères. Je me suis pratiquée jusqu’à m’épuiser. J’ai continué à consulter. Nous avions trouvé une panoplie de solutions à cette anxiété qui ne voulait pas me quitter.
C’était un petit volcan en éruption qui voulait cracher de la lave au plus profond de mon être.
La secrétaire a fini par me contacter. J’ai noté le rendez-vous sur un bout de papier. Puis j’ai continué de fixer ma chandelle jusqu’à ce que mes yeux brûlent.
Maintenant, je suis là. Assise sur la chaise du professionnel. Je l’appelle docteur, mais peu importe son titre. Je reste sa patiente. Une patiente qui a patienté toute sa vie pour trouver la bonne raison derrière la situation.
Il me regarde. Il me sourit. Il tient mon dossier.
- La bonne nouvelle c’est que vous avez toujours votre premier diagnostic.
Il a la bonne nouvelle facile…
- Toutefois, après plusieurs heures passées avec vous, j’ai pu remarquer d’autres problèmes qui n’ont aucun lien avec votre trouble anxieux généralisé.
Parfait… Rajoutons du bois aux flammes de mon poêle intérieur.
- Je dois vous annoncer que vous êtes, en plus, autiste. Vous faites partie du spectre de l’autisme.
Mon volcan explose. La lave en moi bout. Je suis brûlée telle la chandelle par les deux bouts. Je vais survivre, certes, mais …