Le Monde

Le Monde

« Je ne comprends pas »

Petite phrase, mais porteuse de grandes peurs.

C’est alors que je me fais projeter dans ce qu’on appelle le Monde. Le Monde c’est grand.

Définition du monde : nom masculin

1.1. L’ensemble formé par la Terre et les astres visibles, conçu comme un système organisé.

Mots de sens similaire : cosmos

1.2. L’ensemble de tout ce qui existe. La vision du monde de qqn.

Mots de sens similaire : univers

Le Monde avec un grand « M » correspond davantage à la deuxième définition. « L’ensemble de tout ce qui existe. » Je ne crois pas faire partie du Monde, car je ne semble pas exister. Mon corps, ma tête, ça ne doit faire qu’un pour être un humain complet, non ? Donc, je ne suis peut-être pas une humaine ? Mais tout le monde se réfère à moi comme si. Je ne comprends pas. J’existe, mais peut-être pas. Ou peut-être que je suis un chat. Oui, ça doit être ça. Je fais partie du Monde, mais peut-être pas du bon.

***

Donc, projeté dans le grand monde de l’école, j’ai automatiquement su que je devrais déterminer les contours du Monde, car il m’entoure désormais de partout. J’ai bien vu que je n’étais pas un chat, car j’ai regardé attentivement l’image et la définition dans le dictionnaire de mes grands-parents et je n’ai pas les caractéristiques pour rentrer dans la catégorie des félins de compagnie.

En attendant, je vais faire comme si. Faire comme si est devenu mon talent numéro 1 ! Je ne suis peut-être pas bonne à l’école, toujours en retard, lente, dans la lune et désorganisée, mais je suis bonne, car je fais comme si je faisais partie du Monde ! Personne ne m’a encore posé de question : victoire, moi je dis !

J’essaie tant bien que mal, en faisant comme si, de faire comme les Autres (les petits pas les grands), mais ils sont tellement bruyants, pas toujours propres et parfois trop près de mon armure, mais une espèce de boule de poils géante prend toute la place dans mon ventre. Surtout lorsque l’on doit s’asseoir chacun à côté de l’autre parce qu’une fête « d’ami(e)s » est annoncée. J’aimerais tellement simplement la vomir comme un chat !

Un jour, justement, lors d’une fête « d’ami(e)s », un Autre (un petit, pas un grand) faisant partie du Monde m’a proposé de jouer à son machin qui fait des images tout seul, pourtant j’étais bien à regarder mes Polly Pocket, mais je devais faire comme si.

Je me suis alors assise sur la chaise. J’avais envie de pipi, mais la prof m’a rappelé que ce n’était pas encore la récréation. C’est vrai. Maudit corps qui ne suit pas les règles de la routine. Quand je me suis assise, tout le monde est venu me regarder jouer. Je n’étais pas vraiment bonne du tout. Et avec autant d’Autres autour de moi qui semblaient voir mon existence, la boule de poils s’est relogée à sa place.

Quelques minutes après, j’ai fait pipi sur ma chaise devant tous les Autres. Merde. Je n’avais pas réussi à faire semblant de ne pas avoir envie.

***

Quelques années plus tard, je n’avais toujours pas défini les contours du Monde ni de mon existence. Par contre, les Autres (les petits, pas les grands) qui se trouvent à l’école se réfèrent à beaucoup d’appellatifs en lien avec ce qu’on appelle l’apparence. Il paraît que je suis moche, dégeu, que j’ai plein de boutons et que ça doit être parce que j’ai une maladie. Je n’ai pas de maladie pourtant.

***

Je n’arrive plus à trouver le sommeil, la boule est rendue dans ma tête aussi. Les monstres n’étaient plus seulement des ombres épeurantes dans le coin du salon, mais ils avaient pris toute la place, à l’intérieur.

J’ai peur de mon lit et de dormir. Dormir, c’est bizarre. Je n’aime pas ça. C’est comme si pendant quelques heures plus rien n’existait. Ma maman, je ne la vois plus, mes toutous non plus. Je ne comprends pas. Je me sens enfermée dans mon lit. C’est comme si chaque soir j’allais volontairement dans une prison, ma prison, mon lit, ma tête.

***

Le Monde

31.10.2010

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’aurais pu souhaiter être moins moche et bizarre, mais j’ai préféré souhaiter avoir mon premier chat. Un vrai, pas un toutou. En échange, je devais dormir toutes mes nuits dans mon lit et ne pas accaparer la chambre à mes parents ainsi que la chaise-lit. Je préfère la chaise-lit. Il y a des accoudoirs et je me sens toute petite, en sécurité, mais je suis une grande fille de 10 ans maintenant. Il paraît qu’on est grand à cet âge-là, même si logiquement, si je vis jusqu’à en moyenne 85 ans, je suis loin d’être grande… mais bon, je désire mon chat plus que tout. La logique des Autres (les grands cette fois-ci) sera à comprendre pour un autre jour.

« Bonne fêteee… Bonne fêteee… Souffle les bougies et fais un vœu ! »
« Je veux Shadow. »

Mon vœu s’est réalisé et je n’ai plus jamais dormi avec mes parents.

Suis-je grande maintenant ?

***

Shadow, c’est mon chat. C’est aussi mon seul ami et mon confident. Il fait partie de mon monde. Quand le Monde est trop, que je ne comprends pas, il est là. Mon monde à moi, il est parfait. Je sais que j’ai accès à mon monde, car en fait, je ne l’avais pas dit, mais je pense en fin de compte être une Elfe en mission sur Terre. Oui, oui. Et parfois, j’ai des échos de mon monde. Celui où il y en a d’autres comme moi. Quand je regarde le ciel, le soir, je vois à travers les étoiles la possibilité qu’on m’attende, quelque part, et que je suis, justement, tout sauf moi.


La réalité m’a bien vite rattrapée.

***

Le secondaire

DRIIIINNNNNGGGG DRIIIIINNNNG DRIIIIIIINNGGGGG

Maudite cloche de récréation. Le bruit emplit mes oreilles et enfle dans ma tête. C’est l’heure du dîner. Je n’ai pas envie, la boule de poils est là et puis je dois rattraper tout mon cours de math, les informations ont passé par le trou du cerveau, ensuite à la passoire, mais malheureusement tout le cours de la prof qui crie fort est sorti de mon cerveau. Comme toujours.

J’essaie de descendre les escaliers sans que mon corps soit déséquilibré par tous les Autres qui descendent à une vitesse que je ne croyais pas possible pour dîner. Ils me touchent souvent et je n’aime pas ça. Ça donne plein d’informations et mon cœur se lève.

Rendue à la cafétéria, l’odeur des lunchs mélangés remplit mon nez. Insupportable. Je mange des sandwichs chaque midi, pas besoin d’attendre le micro-ondes et j’évite la texture dégueulasse de bouffe réchauffée. Je mets ma boîte à lunch devant moi pour me protéger du contact de mes amies. Je les aime, mais c’est difficile de manger avec des gens pour moi. On m’a dit que c’était à cause de ce qu’on appelle l’anxiété.

J’ai réalisé beaucoup de choses en grandissant. Par exemple, je ne suis pas une Elfe. Je suis juste moi, ce qui est la pire chose que je pourrais être. Je fais comme si et ça marche, mais je voudrais moi aussi m’oublier.

Je pense avoir trouvé une solution. Et si enfin, j’avais trouvé la clef pour définir le Monde et y rajouter mon existence ? Et si j’avais enfin trouvé la solution pour m’oublier et fondre ma personnalité avec celles des Autres ?

***

01.05.2018

Je voulais juste être cool.

Et être cool ça m’a emmené ici. Entre les quatre murs beiges.

Et être cool, ça m’a emmenée ici. Entre les quatre murs beiges.

J’avais vu sur Internet que les Fitness Girls, les Autres, ils aimaient bien ça. Surtout les Autres ayant un chromosome XY. Je pensais que ne pas manger, faire de la musculation et manger santé, ça allait m’aider. Ça ne fait de tort à personne, manger santé, non ? Tous les médecins le disent ! En plus, ça n’a pas été difficile : la boule de poils dans mon ventre et la nourriture qui semblait plus souvent vouloir sortir que rentrer ont, pour une fois, joué en ma faveur ! La texture de beaucoup de trucs est insupportable pour moi.

Seulement, j’ai vite réalisé que la boule et le bouton-sortie-de-secours-de-la-nourriture-facile-à-activer à cause des textures n’ont pas du tout joué en ma faveur.

Ce jour-là, j’ai appris que ma vie ne serait plus jamais pareille. Et j’ai finalement pu m’oublier.

L’Anorexie

C’est ce que je suis maintenant. Je ne l’avais pas réalisé, mais j’ai réussi. Je suis tout, sauf moi.

Dans ma chambre, tout se passe vite. Il y a quatre lits, un poste d’infirmières sévères qui surveillent chacun de mes battements de cils pour voir si je ne perds pas trop de calories en clignant des yeux. Ma famille est partie. Je n’ai plus mes vêtements ni mes effets personnels. Je ne comprends rien de ce que disent ceux qui sont censés s’occuper de moi.

Les règles. Les privilèges. Prise de poids. Signes vitaux faibles. Qu’est-ce qui se passe ?

Je n’ai plus de routine, je n’ai plus rien. Le temps avance à l’envers. Plus j’attends, plus j’ai l’impression que ça ne passe pas. Je n’ai pas faim. La bouffe m’écœure. Mais la madame qui sait comment il faut manger n’écoute pas quand je dis que je ne peux pas manger de béchamel aux œufs.

Le bouton-sortie-de-secours s’active.

Le Monde

Deux mois plus tard

On me transfère à ce qui semble être l’étage de la psychiatrie pour mineurs. Pourtant, ça va bien, je suis les règles, je fais comme si j’étais moi, je mange. Mais je n’engraisse pas assez vite. C’est triste, je commençais à être bien ici.

Ça a commencé par la visite de Docteure-Trop-Énergique. Elle m’a posé plein de questions.

Je suis alors arrivée là-bas avec la boule de poils, bien motivée à garder ma place d’Anorexique.

J’ai tout fait pour la garder. Je ne pouvais pas la laisser tomber, l’Anorexie. C’était ma meilleure protection. Tellement que j’y croyais moi-même. Tout le monde y croit, mais cette protection, ça a fini par m’empoisonner.

J’ai passé plusieurs mois alitée dans mon lit, enfermée. L’enfer. La souffrance. J’ai senti du feu au-dedans de moi. De l’injustice.

Pendant que les autres patient(e)s jouaient aux cartes, je devais rester enfermée en punition parce que, moi aussi, j’étais malade. Mais je n’avais pas la bonne maladie. Je me suis encore trompée. Je n’arrive même pas à me choisir une maladie qui a du bon sens. À me trouver une identité qui me protège vraiment.

J’ai alors passé mes 16, 17 et 18 ans « in and out » de mes quatre murs beiges. J’ai perdu le peu de vie sociale que j’avais. J’ai raté tout mon secondaire. J’avais mal quelque part au-dedans, mais au moins, mon monde était défini.

Je faisais maintenant partie du Monde de l’hôpital.

***

« Penche ta tête et avale avec l’eau pendant que je passe le tube. »

J’ai crié. On m’a retenue. J’ai mal. Je ne comprends rien. Je veux ma famille, mes affaires, ma routine. Mais je suis Anorexie. Et je vais bientôt mourir. Je suis si proche de mon but.

Le tube a passé de mon nez à ma gorge et de ma gorge à mon œsophage. Et violemment, les calories sont rentrées. Et la peur et la douleur ont pris le même chemin. On m’a gavée.

Pendant tous ces mois, je n’ai rien fait. Rien à part avoir mal. Je n’avais plus aucun contact avec les autres intervenants non plus. Juste avec madame-qui-aime-faire-culpabiliser. Ma psychologue. Mais c’est de ma faute. Être anorexique, c’est une maladie que je choisis. Du caprice. Ce n’est pas comme si j’étais schizophrène.

Ensuite, il y a eu Docteure-Toujours-Très-Fâchée.
On peut dire qu’elle a tout fait. Peut-être tout, sauf m’aider.

Me crier dessus que je suis menteuse, manipulatrice et hypocrite. Que je veux de l’attention et que j’ai un trouble de personnalité limite sont ses qualificatifs préférés pour me décrire. Je comprends, je me déteste aussi.

J’aime me faire mal. Ça enlève un peu de douleur au-dedans. Maintenant, je hurle, je frappe dans les murs avec mes poings… et ma tête. On m’ignore. Ce sont des crises d’enfants. Ils ont raison. Je n’ai pas rapport.

Un jour, ça a été trop. Trop de mots. Trop d’émotions, trop d’incompréhensions. Et c’est sorti comme ça.

On ne m’a pas guérie ici, on a creusé ma tombe.

***

Le jour où je suis sortie pour de bon, quatre ans plus tard, et que je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Docteure-Toujours-Très-Fâchée suite à une rencontre désastreuse, bah, je n’allais pas mieux, mais au moins, je respirais autre chose que de l’air conditionné. Il faut voir le positif dans tout.

J’ai retrouvé ma famille et je revivais, car sans l’étau serré d’une possible 12ᵉ hospitalisation, je pouvais essayer d’enlever chaque couche de l’armure et du masque de l’Anorexie une à une pour savoir ce qu’il y a en dessous.

Ça me fait peur, mais je sais que c’est ce que je dois faire.

Après plusieurs étapes telles que les appartements supervisés, où j’ai pu rencontrer mon premier Autre avec un chromosome XY et avec qui j’ai entamé une relation (oui, moi, qui l’aurait cru !), après avoir fait des thérapies plus adaptées, quelque chose de surprenant est venu sur mon chemin.

Suite au diagnostic pour le moins déconcertant d’une de mes amies très proches et avec qui j’avais beaucoup de ressemblances, j’ai décidé d’aller voir si ce diagnostic pourrait expliquer certaines choses de mon passé, à moi aussi.

Malheureusement, Docteure-Toujours-Très-Fâchée était en colère que j’aborde cette possibilité. Elle ne m’a plus donné de nouvelles. Je suis donc allée voir quelqu’un d’autre au privé.

J’ai rencontré Docteur-Tout-Doux et j’ai tout déballé, accompagnée de l’Amoureux.

On m’a alors diagnostiqué un trouble du spectre de l’autisme.

Le Monde

***

Aujourd’hui, je suis guérie de l’anorexie. Complètement. Je suis de plus en plus MOI. Et j’apprends à m’aimer un peu plus chaque jour. Je sais comment je fonctionne et pourquoi.

J’ai défini mon monde et je me sens un peu plus faire partie du Monde.

Ce n’est pas parfait. Ce ne le sera jamais. Même si je voudrais tout aligner, comme je le faisais avec mes peluches plus petites, ce n’est pas comme ça que ça marche, le Monde.

Ma vie n’est pas finie, mais je suis mieux outillée que jamais et mieux entourée aussi.

À Maman, à Papa-qui-rie-à-ses-blagues, à frère-prépubère, à l’intervenante TDAH, à Mamie et G, à mes chats Shadow et Méo et à l’Amoureux. Merci de faire partie de ma vie. Que vous restiez ou que vous partiez, aujourd’hui, je vous suis extrêmement reconnaissante.

Merci de faire partie de mon Monde.

Arianne Maltais

Autiste